 Le village de Jedwabne | Piotr Janowski/Agencja
gazeta |
CE 10 juillet 1941,
dans le village polonais de Jedwabne écrasé de chaleur, la chasse
aux Juifs a commencé tôt, pour se terminer au crépuscule, dans une
âcre odeur de chair brûlée, l'horizon barré par une épaisse colonne
de fumée noire. Mille six cents Juifs, soit 60 % de la
population du village, ont péri dans d'atroces souffrances. Tout au
long de cette journée d'horreur, des hommes et des femmes ont été
noyés, poignardés, égorgés ; des adolescents lapidés ; des
bébés tués sur la poitrine de leur mère, puis piétinés ; une
jeune fille décapitée. Rassemblés sur la place du marché, les
survivants, tremblant d'effroi, ont ensuite été poussés jusqu'à la
grange du charpentier, promptement arrosée d'essence et transformée
en brasier. Devant la porte jouait un petit orchestre improvisé,
bien insuffisant pour couvrir les hurlements. Plus tard dans la
soirée, des malades et des enfants, découverts dans les maisons
abandonnées, seront embrochés à coups de fourche et jetés à leur
tour dans le feu.
Soixante ans plus tard, Jedwabne, gros bourg de 2 000
habitants au nord-est de la Pologne, s'apprête à revivre la
tragédie. Mardi 10 juillet, jour anniversaire du massacre, le
président de la République, Aleksander Kwasniewski, doit conduire
une marche silencieuse sur le trajet emprunté par les victimes.
Jedwabne se serait bien passé de cette publicité. Ici, les
cérémonies commémoratives ne suscitent que malaise et colère.
"Certains ont parlé de barrer les routes", dit le curé,
Edward Orlowski, qui conseille plutôt à ses paroissiens de rester
chez eux, et de bouder ostensiblement la démarche
présidentielle.
M. Kwasniewski doit en effet demander pardon, au nom de
l'Etat polonais, pour ce crime que la Pologne a longtemps cru, ou
feint de croire, l'œuvre des nazis. La stèle, érigée dans les années
1960, qui attribuait la mort des 1 600 Juifs à "la Gestapo
et la gendarmerie hitlérienne", a été retirée au mois de mars.
Le nouveau monument ne mentionnera pas le nombre des victimes ni ne
désignera les coupables, puisqu'une enquête officielle est en cours,
mais la participation des villageois polonais à ce pogrom ne fait
plus de doute depuis la parution, l'an dernier, d'un livre du
sociologue américain Jan Tomasz Gross. Intitulé Les Voisins,
l'ouvrage de cet universitaire polonais, émigré aux Etats-Unis lors
de la vague antisémite de 1968, montre, témoignages à l'appui, que
c'est la population qui a perpétré le massacre des Juifs. Et non
quelques marginaux, enrôlés de gré ou de force par les Allemands,
comme le voulait la version officielle depuis la fin de la
guerre.
"Mensonges !", s'emporte le curé de Jedwabne,
scandalisé que "les hommes politiques et le président veuillent
faire du business avec ce génocide". Le père Orlowski n'en
démord pas : "Ici, il n'y a jamais eu de haine,
l'extermination a été planifiée par les Allemands, qui ont utilisé
des Polonais." Les habitants de Jedwabne seront les derniers à
reconnaître une quelconque responsabilité : "Ils ne vont pas
tomber à genoux et avouer ce qu'ils n'ont pas commis",
insiste-t-il. Le vieux prêtre est soutenu par son évêque, Stanislaw
Stefanek, mais aussi par un politicien d'extrême droite, Leszek
Bubel, qui profite de l'aubaine pour instiller son antisémitisme
dans la région. Faisant preuve d'un courage politique certain, le
maire de Jedwabne, Krzyzstof Godlewski, a une attitude d'ouverture
mal comprise de ses administrés. Comme lui, la quasi-totalité des
habitants du village est née après la guerre, doivent-ils se sentir
coupables ? "Non, reconnaît Jan Tomasz Gross. Ils
n'ont pas participé au crime, mais c'est chez eux qu'il s'est
produit. Le curé et l'évêque devraient aider la population à y
réfléchir au lieu de nier l'évidence."
Cette évidence s'est imposée sans ménagement à l'opinion publique
polonaise, qui ne connaissait même pas l'existence de Jedwabne avant
la publication des Voisins. Sur l'horrible massacre, le livre
de Jan Gross met des noms, ceux des tortionnaires comme ceux des
suppliciés. Il raconte comment des groupes de villageois, emmenés
par le maire et le conseil municipal, se sont acharnés sur leurs
voisins avec des haches, des gourdins, des barres de fer.
Il y a eu des
langues coupées, des yeux arrachés, des barbes enflammées, des corps
mutilés et traînés dans la poussière. Sept Juifs seulement ont pu
s'échapper, recueillis et cachés par une famille polonaise d'un
hameau voisin. C'est sur le témoignage de l'un d'entre eux, Szmul
Waserstajn, que se fonde l'essentiel du travail de M. Gross.
Plusieurs autres témoins, ainsi que les archives polonaises,
biélorusses ou israéliennes, complètent la documentation du
chercheur.
Aujourd'hui, personne ne conteste la réalité du drame. Même
l'Eglise polonaise, après plusieurs mois de silence, a fini par
l'admettre, exprimant son "repentir" le 27 mai, au cours
d'une messe célébrée à Varsovie par le primat de Pologne.
"C'était un pas supplémentaire dans notre examen de conscience et
dans notre dialogue avec les Juifs que deux totalitarismes, le
nazisme et le communisme, ont trop longtemps empoisonné",
déclare le père Adam Schulz, porte-parole de l'épiscopat. "Cette
cérémonie ne signifie pas que l'Eglise accepte tout ce que dit
M. Gross dans son livre", nuance Bogumil Lozinski,
journaliste à l'agence catholique d'information (KAI).
La presse catholique de droite et quelques historiens locaux
ratiocinent encore sur la méthode et la rigueur de son enquête et
s'interrogent sur les intentions réelles du chercheur. Des livres
teintés d'antisémitisme fleurissent dans les librairies - Les 100
mensonges de Gross ou Jedwabne Business. Mais le débat
fait son chemin, entretenu par la presse. "Entendre des Polonais
admettre que des Polonais ont tué des Juifs, c'est
extraordinaire, s'étonne encore Jan Gross. Je ne m'attendais
pas à un débat d'une telle ampleur, je pensais qu'il se limiterait
aux spécialistes."
Les Voisins a eu l'effet d'une déflagration dans ce pays
où les relations entre Polonais et Juifs pendant la seconde guerre
mondiale sont restées si longtemps taboues. Comment une nation dont
le ciment est la victimisation pouvait-elle avoir eu en son sein des
bourreaux ? Pourtant, les "révélations" du livre de Jan Gross
n'en sont pas vraiment. L'auteur le reconnaît, "la plupart des
informations étaient déjà dans le domaine public". En 1949 et
1953, quinze participants au massacre avaient été jugés et
condamnés, mais considérés comme de simples comparses. La déposition
de Szmul Waserstajn auprès de l'Institut historique juif de Varsovie
date de 1945. D'autres témoignages, bouleversants et sans équivoque,
figurent dans le livre-mémorial de la communauté juive de Jedwabne,
publié en 1980 en anglais et en hébreu. Enfin, en relisant les
articles de l'historien juif polonais Shimon Datner, écrits dans les
années 1960, on trouve des allusions au drame, mais entre les
lignes.
On s'étonne que personne n'ait reconstitué le puzzle plus tôt.
Sans doute, le temps de l'introspection nationale, si douloureuse,
n'était-il pas venu. Coprésident du Conseil pour le dialogue entre
chrétiens et juifs, Stanislaw Krajewski se souvient d'une
conversation avec le professeur Datner, dans les années 1970.
"Nous étions une douzaine autour de lui dans le cimetière juif de
Varsovie ; il avait regretté que des Polonais aient tué des
Juifs dans des localités de la région de Byalistok, mais je n'ai pas
compris, personne n'a relevé, et il n'a pas insisté." Il y a
cinq ans, Jan Tomasz Gross lui-même avait eu sous les yeux la
déposition de Szmul Waserstajn : "Je savais que ce texte
était important, mais je ne comprenais pas en quoi, avoue-t-il.
C'est quand j'ai vu les rushes d'un film que préparait Agniewska
Arnold sur cette période que tout est devenu clair."
Depuis la sortie du livre, Mme Arnold a pu
réaliser un documentaire entièrement consacré à la tragédie de
Jedwabne. Intitulé lui aussi Les Voisins, il a été diffusé
par la télévision nationale en avril. Il a bouleversé la Pologne.
L'opinion publique voudrait savoir dans quelle proportion les
habitants de Jedwabne ont prêté la main à cette barbarie. Les
gendarmes allemands - moins d'une douzaine - se sont-ils contentés
de prendre des photos, comme l'affirment plusieurs témoins cités par
Jan Gross ? Les Polonais font confiance à l'Institut de la
mémoire nationale (IPN) pour établir toute la vérité. Cette
institution indépendante est chargée d'une enquête, dont les
résultats sont attendus pour novembre ou décembre. Une enquête
policière doublée d'une enquête d'historien que Leon Kieres, le
président de l'IPN, entend mener tambour battant.
Fin mai, la justice a procédé à des exhumations aux emplacements
présumés de deux fosses communes. La trace de deux cent cinquante
corps a été retrouvée. Mais ces exhumations partielles ont été
arrêtées au bout de cinq jours, faute de savoir où poursuivre les
fouilles. De plus, leur "exploitation scientifique", soixante ans
après les faits, s'avère difficile. "Les corps étaient tellement
enchevêtrés qu'il est quasiment impossible de les distinguer",
précise M. Gross, qui maintient son chiffre de 1 600
morts, recoupé par le recensement de 1931. Outre cette comptabilité
macabre, les enquêteurs explorent toutes les archives disponibles,
notamment allemandes, "pour rassembler le plus d'informations
possible". Ils ont déjà entendu une vingtaine de témoins, dont
deux à Tel Aviv fin juin.
Il faudra aussi élucider les raisons de cette brusque bouffée de
haine, alors que Polonais et Juifs, selon l'expression de Leon
Kieres, "cohabitaient depuis mille ans". Le livre de Jan
Tomasz Gross n'apporte pas de réponse évidente, sinon
l'antisémitisme. La vengeance ? Le massacre est survenu moins
de quinze jours après l'arrivée des Allemands dans une région qui
était sous occupation soviétique depuis septembre 1939. Or de
nombreux témoins soutiennent que les Juifs ont collaboré étroitement
avec les autorités russes, au point d'avoir dénoncé des résistants
polonais et contribué à leur déportation en Sibérie.
"Je crois que les Juifs étaient plus prosoviétiques que ne
l'exprime le livre de Gross", reconnaît Stanislaw Krajewski. Ce
porte-parole de la communauté juive soupçonne aussi que "pour
certains participants, les raisons matérielles ont été plus
importantes que la haine antisémite : la nuit même, toutes les
maisons des Juifs étaient occupées". Le professeur Leon Kieres
ignore s'il pourra apporter des réponses suffisamment précises à
toutes ces questions, mais il est optimiste pour l'avenir :
"Ce qui se passe est la preuve que nous sommes une grande
nation, dit-il. Le livre de Jan Gross nous a donné l'occasion
d'entamer une nouvelle réflexion sur l'histoire de notre pays, y
compris sur ses jours les plus sombres. Mais si, de cette enquête,
on devait conclure que les Polonais sont responsables de
l'holocauste, alors, j'aurais perdu. D'un côté, il y a Jedwabne,
certes, mais de l'autre, 6 000 "Justes" polonais qui ont
sauvé des Juifs."
L'IPN a aussi commencé une enquête sur le pogrom de Radzilow,
près de Jedwabne, où le scénario a été le même, trois jours plus
tôt. Il devrait ensuite s'intéresser à celui de Wasosz, le
5 juillet 1941. La Pologne n'en a pas fini avec ce passé
enfoui. Mais, se réjouit Jan Gross, "dans les manuels scolaires
et à l'université, l'enseignement de l'histoire de la Pologne va
changer. Dans dix ans, tout sera différent. Le débat sera
douloureux, mais les gens vont finir par l'accepter".
Invités la semaine dernière à Varsovie par l'Institut de la
mémoire nationale, des écoliers de Jedwabne ont rencontré des
enfants de la communauté juive : "Ils ont découvert que le
mot "voisin" ne signifie pas seulement Polonais, mais aussi
Juif, Allemand ou Vietnamien", plaide M. Kieres. Pourtant,
le village où ils grandissent reste recroquevillé sur sa mauvaise
conscience. Une femme qui avait témoigné dans le film d'Agniewska
Arnold s'est rétractée sous la pression du "voisinage". Une autre
"vedette" du film, Janusz Dziedzic, un solide paysan dont les
parents avaient aidé Szmul Waserstajn, a dû fuir le pays avec femme
et enfants. Il est parti le 11 juin pour Boston, où son père et
ses frères l'avaient précédé de quelques mois. "Il avait peur, il
rasait les murs", explique Anna Bikont, une journaliste à qui il
a confié son amertume avant de quitter sa ferme :
"Aujourd'hui, à Jedwabne, tout pourrait recommencer comme il y a
soixante ans. Les gens et le curé sont les mêmes, disait-il.
Il ne manque que les Juifs."
Jean-Jacques Bozonnet