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Taguieff: «On choque
toujours un Billancourt |
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PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF, GRÉGOIRE KAUFFMANN, MICHAEL LENOIRE L'Antisémitisme de plume. 1940-1944. Etudes et documents Berg International éditeurs, 622 pp., 180 F.
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RECUEILLI PAR ANTOINE DE GAUDEMAR, le 10/6/99 Pourquoi avez-vous autant focalisé vos recherches? L'antisémitisme, le racisme, le révisionnisme (ou négationnisme), l'eugénisme ou le nationalisme xénophobe me semblent très significatifs de cette modernité (l'envers du décor), mais ils n'avaient pas été étudiés de manière systématique, ni selon les exigences du travail universitaire. Il y avait, bien sûr, d'importants travaux d'historiens, je pense notamment à ceux, en France, de Léon Poliakov, mais tous me laissaient une certaine insatisfaction parce qu'ils ne proposaient aucun modèle général d'explication. J'ai donc essayé en philosophe, autant qu'en historien ou en sociologue, de comprendre les phénomènes complexes que sont tous ces mauvais «ismes», d'inscrire leur étude dans un cadre théorique rigoureux. J'ai fait des études de philo dans les années 60 à Nanterre, centrées sur la phénoménologie, avec Levinas, Ricœur, Lyotard et Dufrenne. Puis, enthousiasmé par les livres de Deleuze, je me suis intéressé à Nietzsche, encouragé par Louis Marin qui fut mon mentor en matière de rigueur et d'érudition. C'est par l'intermédiaire de Louis Marin que j'ai rencontré ensuite Greimas à l'Ecole pratique des hautes études et que j'ai entamé un second cursus de linguistique et de sémiotique. Ce travail théorique sur le langage et l'argumentation m'a beaucoup aidé à analyser le discours politique contemporain, et m'a conduit à refonder l'histoire des idées politiques sur l'étude des interactions polémiques. A Nanterre, dans les années 60, où vous situiez-vous? J'ai bien connu Cohn-Bendit dès 1965-1966 dans les parages de Noir
et Rouge, mais je n'ai jamais été un militant au sens pur et dur.
J'avais adhéré au PSU à 15 ans, mais je m'y suis vite ennuyé. J'étais
plutôt anarchisant, lecteur de Bakounine et de Kropotkine. Puis j'ai
rencontré certains situationnistes, notamment René Viénet (mais jamais
Debord), qui m'a déniaisé avant la lettre, c'est-à-dire dès 1966-1967, la
lecture de la revue de l'IS effaçant en moi toute velléité maoïste ou
trotskiste. A l'époque, j'étais aussi pianiste de jazz, j'avais même monté
un trio puis un quartet, le quartet Taguieff, qui se produisait notamment
au Pichet du Tertre à Montmartre. En 1967, à l'invitation de Viénet, j'ai
candidaté à l'Internationale situationniste, sur la base d'un texte sur
Archie Shepp et la libération esthétique comme prélude à la libération
tout court. Ça n'a pas plu, on m'a jugé «Ecole de Francfort» et bourgeois
«cultivé» et je me suis peu à peu éloigné des situs. C'était un milieu
déjà miné par une forme d'esthétisme cynique, de dandysme à habillage
politique mais à bien des égards apolitique et même antipolitique. Cela ne
m'a pas empêché de vivre Mai 68 de façon très joyeuse à Nanterre. Je me
souviens en particulier d'un happening mémorable: des étudiants des
Beaux-Arts étaient venus, à ma demande, repeindre l'amphi B2, et j'étais
au piano, que des individus «radicaux» ont fini par casser en tant
qu'instrument allégorique de la culture Votre intérêt pour ces mauvais «ismes» a-t-il des raisons personnelles? J'ai des origines doublement étrangères. Mon grand-père maternel était polonais, d'une famille bourgeoise cosmopolite de musiciens. Mon père est d'origine russe et m'a transmis très tôt sa douloureuse expérience du régime stalinien. J'ai donc grandi dans une ambiance particulière, que nous dirions aujourd'hui «multiculturelle», sans être victime de xénophobie, mais avec assez de malaise (par exemple, autour de l'accent de mon père et de sa réception sociale) pour que je me pose des questions, tournant toutes autour du croisement des cultures, du frottement des origines, et donc de la question de ce que c'est que d'être français. Cette mémoire d'identités multiples a sûrement joué son rôle dans mon travail actuel. Tout comme ma découverte, avec stupeur, de l'usage qui avait été fait de Nietzsche par les nazis: comment une aussi grande pensée philosophique avait-elle pu être utilisée à des fins aussi barbares? Pour un regard rétrospectif, il y a sans conteste du «fascisme» dans Nietzsche comme il y a du «stalinisme» dans Marx, et c'est Nietzsche qui m'amène à m'intéresser vers la fin des années 70 à la Nouvelle Droite et à Alain de Benoist: son livre Vu de droite, paru en 1977, respirait un parfum nietzschéen qui, en France, avait été dissipé avec humeur, très tôt, par Maurras et l'Action française dans la généalogie de l'extrême droite. J'étais alors très engagé dans des mouvements comme le Mrap, la Licra ou la Ligue des droits de l'homme et je me suis mis à écrire pour un ouvrage collectif (Vous avez dit fascismes?, paru en 1984) une très longue étude sur «la stratégie culturelle de la Nouvelle Droite en France». Cette étude de fond avait été précédée et fut suivie d'une pléiade d'articles mi-savants mi-militants sur les doctrines et les mouvements d'extrême droite. A partir de la Force du préjugé, mon premier livre non militant, je cultive ma schizophrénie: citoyen militant en faveur d'un réformisme de gauche d'un côté, analyste politique «froid» de l'autre, y compris des discours antiracistes et antifascistes. Ce qui n'a pas été sans produire un certain malaise, de l'ordre de la sidération: comment Taguieff, expert de l'analyse du racisme, peut-il critiquer l'antiracisme? C'était là négliger le fait que, loin de mettre en question la nécessaire lutte contre les formes de racisme et de discrimination, j'en analysais les corruptions médiatiques et les instrumentalisations cyniques. Mais ces gens tout d'un bloc, ne comprennent pas que rien ne saurait échapper au principe du libre examen. Que vous a apporté ce travail critique sur les anti-mauvais «ismes»? La redécouverte d'un grand oublié du discours politique, le polemos. On avance toujours une conception irénique du langage (information, communication), alors que j'y vois surtout combats, polémique, polémicité. Cette colère dans le discours, qui donne le pamphlet, est fondatrice de la démocratie, guerre civile apaisée par le respect de règles dans les interactions conflictuelles, elle canalise la violence crue, comme le sport ritualise l'esprit de guerre. La démocratie est zébrée d'antidémocratisme, elle ne cesse de susciter des ennemis irréductibles, d'où mon intérêt pour les extrêmes. Le consensus, toujours quelque peu forcé, m'intéresse moins que les formes plus ou moins voilées de récusation de la démocratie libérale pluraliste, de l'ultragauche (jusque dans sa version négationniste) à l'extrême droite (réactionnaire ou révolutionnaire de style fasciste). Plus que des oscillations d'un bord à l'autre, il me semble qu'il y a porosité, agitation au sein d'une nébuleuse parfois indistincte où gauche et droite deviennent des termes de marquage inappropriés. Certains disent «rouges-bruns». Je crois plutôt qu'en dehors du champ gauche-droite, ou encore le traversant secrètement, il existe un esprit maximaliste qui peut se qualifier de rebelle, de révolutionnaire, d'héroïque ou de «fasciste». Il existait, dès la fin des années 60, un groupuscule d'extrême droite qui s'appelait «Organisation Lutte du Peuple» (OLP!), et cette référence palestinienne habillait une vision néo-nazie, centrée sur l'antisémitisme. Le «nazi-maoïste» Giorgio Freda, dans l'Italie des années 70, illustre la même catégorie de militantisme «oxymorique». Autre exemple frappant, la façon dont toute une extrême droite, dans les marges du FN et du MN, fait aujourd'hui référence massive à Debord ou à Guevara. A côté de cette littérature «radicale» anti-système, les textes synthétiques produits par le Grece de ces dernières années ressemblent à une mélasse idéologique sans spécificité. Dans cette optique, Drieu La Rochelle constitue un exemple passionnant, lui qui a toujours oscillé entre Hitler et Staline, son éthique de l'honneur et son esthétique de la force ne trouvant aucune incarnation dans le système démocratique, ni dans le cadre des nations. Selon la conjoncture, ces intempestifs dérivants voient dans le fascisme, le communisme ou un fondamentalisme sectaire la réponse à leurs exigences d'héroïsme, de virilité, d'intransigeance, de révolution. Pourquoi Drieu ne figure-t-il pas en tant que tel dans «l'Antisémitisme de plume»? Drieu était pathologiquement antisémite, on ne le voit que trop bien dans son journal posthume, mais, sur ce chapitre, il s'est relativement bien tenu de 1940 à 1944. Gilles date de 1939 et Drieu n'a publié pratiquement aucun article exclusivement antisémite pendant l'Occupation. Comme Jouhandeau ou les frères Tharaud, pourtant antisémites patentés avant guerre. Ce n'est pas le cas de Céline, Rebatet et Brasillach, qui eux, ont, au contraire, rivalisé dans le fanatisme antijuif. Céline au premier chef. Les célinolâtres d'aujourd'hui sont insupportables, parce qu'ils font mine de ne pas voir et nous accusent, sur le ton de l'indignation, de voir et de relever les faits. Pendant l'Occupation – effet de l'appel du vide? –, Céline se conduit comme un militant antijuif et prohitlérien, s'activant en vue de créer un parti antijuif unique (d'ailleurs en vain). Sur ses fameuses lettres aux journaux, plusieurs sont partiellement ou totalement censurées (par la Gerbe ou Je suis partout), comme si la violence et la haine de l'écrivain avaient choqué même les journalistes les plus engagés dans le collaborationnisme. Céline est alors un fanatique, qui va jusqu'à la délation. On ne peut pas comparer le Céline professionnel de la passion antijuive et le Drieu antisémite resté largement en retrait par rapport à ce qu'il aurait pu faire, vu sa stature et ses relations avec l'occupant. En 1993, vous avez fait l'objet de critiques vous reprochant une «vigilance» insuffisante vis-à-vis de la Nouvelle Droite. Qu'en pensez-vous aujourd'hui? Je ne suis l'homme d'aucune orthodoxie, ce qui a pu entraîner des incompréhensions. Cette hétérodoxie est renforcée par le champ sur lequel je travaille, très exposé, où l'on avance toujours sur le fil du rasoir: le simple fait d'aller ici ou là, de rencontrer tel ou tel m'expose et j'ai fini par m'abstenir de certains actes (assister à un colloque ou faire certaines rencontres) pour ne pas donner prise à un décryptage social ou symbolique tendancieux. Il est inévitable que les résultats des recherches ne répondent pas toujours aux attentes sociales ou aux demandes militantes. On choque ou on déçoit toujours un Billancourt ou un Neuilly, souvent les deux à la fois. Et l'indignation se transforme en soupçon. Je sais qu'il y a une possible utilisation politiquement perverse de mon travail critique sur l'antiracisme, mais j'en prends le risque. Nous ne travaillons pas dans un monde idéologiquement pur avec des frontières reconnues et solides. Ce que je trouve scandaleux, c'est l'assimilation du chercheur à son objet. Travailler sur Alexis Carrel n'implique pas d'être carrélien. Travailler sur Vichy ne conduit pas à être vichyssois. En 1979, Poliakov m'avait prévenu, on lui avait fait «amicalement» des remarques – à lui! – sur le thème qu'il s'intéressait trop à l'antisémitisme pour ne pas être secrètement troublé, voire séduit. Quand on travaille sur des marginaux qui cherchent à tout prix à être pris au sérieux, il faut déjouer les manipulations. Tout chercheur, tout observateur, peut en être victime. Moi-même, j'ai été piraté et les acteurs que nous étudions sont aussi des stratèges, ils savent tendre des pièges. Récemment encore, à propos de la guerre au Kosovo, j'ai prévenu quelques amis ou proches qu'ils étaient en train de signer une pétition «pacifiste» inspirée par des milieux liés à l'extrême droite. La plupart ont enlevé leurs signatures, pas tous... Est-il possible de travailler sur ces idéologies en restant dans sa tour d'ivoire? Je ne pense pas, j'ai le sentiment d'être «embarqué»: je reste à la fois citoyen engagé et chercheur assumant son rôle d'expert. Je descends dans l'arène démocratique, mais je n'y figure le porte-parole de personne. Et pourtant, je continue d'entretenir le rêve d'étudier des phénomènes à la fois très «chauds» et posant des problèmes fondamentaux, mais de le faire en paix, dans la tranquillité de l'âme. Je sais que c'est paradoxal: réaliser l'idéal spinoziste d'une totale liberté de philosopher, et ce dans un monde antispinoziste. Je reconnais que la difficulté est quasi insurmontable, car les passions idéologiques en France sont toujours très fortes, et leurs manifestations souvent convulsives. Il me reste peut-être une solution: revenir au jazz!
Ils sont partout Une plongée exhaustive dans la foultitude d'écrits antisémites, littéraires et journalistiques, qui fleurirent à leur aise sous l'Occupation.
Cet ouvrage collectif n'est pas, pour autant, univoque. Chaque chercheur est resté libre de ses champs de réflexion et de ses interprétations. L'on distinguera donc l'étude sur l'antisémitisme d'Etat de Vichy de celles sur Céline (édifiante sur la question de l'«exception littéraire» et des droits absolus de l'«artiste»), Lucien Rebatet, Georges Montandon ou des héritiers de Drumont comme celles sur des figures moins connues, tels Henri Labroue, Georges Mauco ou le Dr Martial. Etudes nourries de références innombrables, presque cliniques. La deuxième partie de l'ouvrage livre les biographies des hautes et menues figures, des grandes signatures et des plumitifs d'une production qui, en temps de pénurie de papier, fut pléthorique... Ainsi d'un Robert Courtine qui, sous le couvert de «La Reynière», fit une juteuse et goûteuse carrière de critique gastronomique au Monde, aux lendemains de son élargissement de prison. Enfin, pour parachever cette plongée nauséeuse mais nécessaire dans ce magma de haine, on lira l'anthologie établie par les auteurs, «sans tri tactique ni censure morale». Entre des dizaines d'exemples, voici Jacques Bouvreau (pseudonyme d'un rédacteur non identifié d'Au pilori, 23 juillet 1942) signant la chronique «14 juillet 2142, Le dernier Juif vient de mourir» et ces quelques lignes: «Enfin! Cette race pourrisseuse n'est plus qu'un mauvais souvenir. Les désagrégateurs moraux ne peuvent plus contaminer la belle jeunesse humaine, qui ne risque plus maintenant de se faire casser la gueule pour enrichir quelques misérables hyènes juives avides de charognes, pourvu qu'elles soient aryennes. Mais c'est assez parlé de cette saleté enfin nettoyée...» JEAN-LUC ALLOUCHE |